L’intelligence artificielle n’est plus un horizon lointain ni un gadget de direction innovation : elle s’invite désormais dans la réalité quotidienne des organisations. Depuis quelques années, elle bouleverse les repères du travail, les logiques de performance et les équilibres sociaux. Dans les directions métiers, l’IA s’expérimente, s’automatise, s’étend. Dans les directions RH, elle interroge – parfois brutalement – le cœur même de la fonction : comment anticiper des transformations aussi rapides ? Comment accompagner les métiers dans la recomposition des compétences ? Et surtout, comment faire en sorte que la technologie reste au service du projet humain de l’entreprise ?
Dans cette recomposition, un outil historique de la fonction RH doit retrouver une place centrale : la GEPP, Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels. Longtemps perçue comme un exercice administratif, elle peut devenir aujourd’hui la colonne vertébrale de la transformation IA. Mais à condition d’évoluer. Dans un monde où les IA réécrivent les fiches de poste plus vite que les cycles budgétaires, la GEPP doit devenir augmentée : plus data, plus prospective, plus stratégique. Autrement dit, une fonction vivante, capable de relier la vision, les données et l’action.
De la GEPP administrative à la GEPP augmentée : un changement de paradigme
Pendant trop longtemps, la GEPP a été un rituel. Une obligation réglementaire, souvent vécue comme une contrainte plus que comme un levier. Des bilans statiques, des plans d’action figés, des cartographies de métiers déjà obsolètes au moment où elles étaient publiées. Cette inertie n’était pas un manque de volonté, mais le reflet d’un monde plus stable, où les métiers évoluaient lentement et où la planification suffisait à tenir la trajectoire.
Mais le paradigme a changé. Les cycles de transformation se sont accélérés, les frontières métiers se sont brouillées, et la donnée est devenue le nouveau langage de la performance. Dans ce contexte, la GEPP “classique” s’essouffle. Elle ne permet plus de suivre le rythme des mutations technologiques, ni d’éclairer les choix stratégiques liés à l’introduction de l’IA dans les processus métiers.
C’est là qu’émerge la GEPP augmentée – une approche repensée, ancrée dans la donnée, la modélisation et la décision. Elle transforme un exercice administratif en outil de pilotage stratégique. Son ambition : donner à la fonction RH les moyens de comprendre, d’anticiper et d’orchestrer les transformations induites par l’IA.
Concrètement, cela signifie trois choses.
D’abord, basculer d’une logique de photographie statique à une logique de flux et de simulation : les données RH, de marché, de compétences et de formation deviennent un matériau vivant, actualisé et connecté.
Ensuite, modéliser les impacts IA à plusieurs horizons (2, 5, 10 ans) pour passer du constat à la projection.
Enfin, relier les décisions RH aux priorités business : recruter, développer, réallouer, former – non pas à l’intuition, mais sur la base d’indicateurs tangibles.
Cette GEPP augmentée ne prédit pas le futur : elle donne à la DRH les moyens de le piloter.
L’IA : catalyseur et révélateur des fragilités RH
L’intelligence artificielle agit comme un révélateur. Elle expose sans détour les forces et les fragilités des organisations. D’un côté, elle libère des potentiels considérables : automatisation des tâches, copilotes pour les recruteurs, analyse prédictive des compétences, simulation d’impact des réorganisations. De l’autre, elle met en lumière les décalages structurels : manque d’intégration entre stratégie IA et stratégie RH, faiblesse de la donnée RH, absence de gouvernance transversale.
Dans de nombreuses entreprises, les projets IA se multiplient sans coordination : un chatbot RH ici, une automatisation de traitement de paie là, une IA de matching pour la mobilité interne ailleurs. Chacun avance dans son couloir, souvent sans mesure d’impact sur les emplois ni anticipation des effets sur les compétences.
Résultat : des expérimentations utiles localement, mais peu lisibles globalement.
Et surtout, une fonction RH qui intervient en aval de la transformation, au lieu de la piloter en amont.
C’est précisément ce déséquilibre que la GEPP augmentée peut corriger. En intégrant la donnée, la prospective et la méthodologie d’analyse d’impact, elle redonne aux RH le pouvoir d’agir sur la transformation, plutôt que de la subir.
L’IA, paradoxalement, rend la fonction RH plus stratégique que jamais : car derrière chaque algorithme, il y a une réorganisation des rôles, une redistribution des compétences, une recomposition des équilibres humains.
La fonction RH, d’outilleur à architecte
Endosser cette GEPP augmentée implique une véritable métamorphose du rôle RH.
Pendant des années, la fonction s’est construite comme un service support, garant des process, de la conformité, du bon fonctionnement administratif. À l’ère de l’IA, cette posture ne suffit plus. Le défi est ailleurs : devenir un architecte du capital humain, capable d’articuler technologie, compétences et modèle social.
Cela suppose une montée en puissance stratégique autour de trois rôles clés :
- People Centric, pour garantir l’acceptabilité et la confiance dans les usages IA. Il s’agit d’accompagner les collaborateurs, d’assurer la transparence et d’incarner la symétrie des attentions entre salariés, managers et organisation.
- Product Builder, pour concevoir des solutions RH augmentées : parcours de mobilité intelligente, GEPP prospective, HR Labs, outils prédictifs. La fonction RH devient designer de services, pas seulement gestionnaire de processus.
- Data Driven, pour piloter à partir d’indicateurs fiables, partagés et compréhensibles. C’est la fin de la décision “au feeling” : les données RH deviennent des leviers de stratégie.
Ce triptyque transforme la fonction RH en acteur stratégique du changement, capable de relier vision humaine et performance technologique.
Là où la DSI pilote la donnée technique, la RH pilote la donnée sociale. Là où les métiers testent des cas d’usage IA, la RH structure la trajectoire humaine de leur adoption.
Autrement dit, la RH ne se contente plus d’outiller la transformation : elle la conçoit, la pilote et l’incarne.
La GEPP augmentée comme architecture de transformation
La force de la GEPP augmentée tient à sa capacité à devenir un cadre structurant pour la transformation IA.
Elle ne se limite pas à analyser les effets d’un projet ; elle en définit la cohérence globale.
Elle relie trois dimensions longtemps cloisonnées : la stratégie d’entreprise, la réalité des métiers, et les trajectoires humaines.
Concrètement, elle permet de :
- Identifier et prioriser les cas d’usage IA selon leur impact sur l’emploi et les compétences ;
- Modéliser les transformations à plusieurs horizons pour anticiper les besoins de formation et de mobilité ;
- Éclairer la gouvernance RH/IA à travers un cockpit de pilotage partagé entre DSI, métiers et partenaires sociaux ;
- Objectiver les décisions : Go/No Go, Start & Stop, ou trajectoire progressive selon la maturité RH.
Cette approche fait entrer la fonction RH dans une ère nouvelle : celle du pilotage systémique.
La GEPP augmentée devient le point de convergence entre la stratégie et le terrain, entre la donnée et la décision, entre la technologie et la responsabilité sociale.
C’est une approche à la fois scientifique et politique : elle mesure, arbitre et oriente.
Les défis à relever : culture, données, dialogue
Bien sûr, la GEPP augmentée ne s’improvise pas.
Elle repose sur trois conditions critiques.
La première, c’est la culture RH.
Passer d’une logique de conformité à une logique d’expérimentation demande un changement profond de posture. Les équipes doivent accepter le flou, la co-construction, l’analyse critique. C’est une révolution douce, mais réelle : apprendre à penser en mode “test & learn”, à prototyper des solutions RH comme on prototyperait un produit digital.
La deuxième, c’est la qualité de la donnée.
Impossible de piloter sans données fiables. Cela suppose de fiabiliser les bases RH, de croiser les sources (emploi, marché, compétences, formation), et de mettre en place une gouvernance solide. La donnée ne doit pas être un prétexte, mais un levier : un outil de confiance entre acteurs.
Enfin, le troisième levier, c’est le dialogue social.
L’IA rebat les cartes du travail. Elle touche aux tâches, aux rôles, aux conditions de collaboration.
Impossible d’avancer sans transparence ni concertation.
La GEPP augmentée peut devenir un cadre de dialogue renouvelé : fondé sur des données objectives, partagé entre RH, métiers et partenaires sociaux.
C’est le seul moyen d’éviter les crispations, de créer de la lisibilité et d’ancrer la confiance.
Vers une fonction RH augmentée et collective
L’avenir de la GEPP ne s’écrira pas entreprise par entreprise, mais collectivement.
La complexité de l’IA appelle une réponse mutualisée.
Demain, les fonctions RH pourraient s’appuyer sur des modèles partagés, des benchmarks sectoriels et des plates-formes collaboratives permettant d’échanger données, méthodes et indicateurs.
C’est tout le sens du modèle IA Skills Office : un hub stratégique capable d’orchestrer cette montée en puissance collective.
Ce modèle repose sur trois piliers :
- Un noyau commun, intégrant les fondamentaux méthodologiques (modèle de données, outils d’analyse, matrice d’impacts) ;
- Des modules personnalisables, adaptés à la maturité et aux priorités de chaque organisation ;
- Une dynamique d’apprentissage collectif, nourrie par les données anonymisées et les retours d’expérience.
Dans ce cadre, la GEPP augmentée devient un service stratégique partagé, un outil d’intelligence collective au service des DRH.
Elle fait passer la fonction RH du rôle de “gardienne du social” à celui de chef d’orchestre du futur du travail.
Conclusion : la GEPP augmentée, boussole de l’intelligence humaine
Au fond, la GEPP augmentée n’est pas un outil de plus.
C’est une boussole.
Elle guide les organisations dans la complexité, en offrant une lecture partagée des transformations.
Elle ne remplace pas l’intuition ni l’expérience : elle les éclaire.
Dans un monde où les IA apprennent plus vite que les organisations, les RH ne peuvent plus se contenter de suivre.
Elles doivent comprendre, anticiper et orchestrer.
Et pour cela, elles ont besoin d’un instrument capable de traduire les mutations technologiques en trajectoires humaines.
La GEPP augmentée répond à ce besoin : elle reconnecte la donnée à la décision, la prospective à l’action, et la technologie à la responsabilité.
C’est sans doute là sa vraie promesse : permettre à la fonction RH de redevenir stratège, non pas au service de la machine, mais au service de l’intelligence humaine.