IA et social : Entre crainte de la casse et opportunités

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Des cassandres ou des optimistes, qui aura raison quant à l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi ? Entre l’omniprésence du sujet, les investissements stratosphériques annoncés, les yoyos boursiers et une certaine stabilité de l’emploi (qui affronte d’autres vents contraires), les signaux sont avant tout contradictoires.

La vraie question serait plutôt : est-on en mesure de prévoir quoi que ce soit ?

Des raisons de s’inquiéter…

Une vision orwellienne ne relève pas complètement du fantasme. Un certain nombre d’observations nourrissent des inquiétudes légitimes, qui ne se limitent pas à la destruction d’emploi.

Quelques exemples…

Le grand remplacement ?

C’est au premier trimestre 2024 que la France a connu ses premiers plans sociaux notables liés à l’IA : 146 licenciements chez Onclusive, une entreprise de veille médiatique, 200 chez IBM, dans un mix d’automatisation et délocalisation. Un an plus tôt un rapport de Goldman Sachs annonçait la disparition de 300 millions d’emplois à cause de l’IA, sans fixer d’horizon… C’est plus prudent et le tsunami n’est pas encore en vue.

Le législatif est par définition souvent en retard d’au moins un coup, et le syndicat FO pointe l’urgence d’inventer de nouvelles protections pour les salariés. Car effectivement, il existe déjà des motifs tout trouvés : « mutations technologiques », où il faut tout de même démontrer que l’IA améliore réellement la performance ; « sauvegarde de la compétitivité », c’est ce qu’a avancé Onclusive… après avoir tenté la carte « mutations ». Les employeurs doivent dans tous les cas prouver que « tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés »… ce qui est possiblement malléable. Le bras de fer ne fait que commencer, le dialogue social va devoir enrichir son vocabulaire (voir 3e partie).

Des contentieux plus sournois

C’est toute la relation employeur-employé qui est en fait rebattue et l’IA va devenir une source de contentieux. Lors d’une rupture conventionnelle, à qui appartient l’IA qui a été personnalisée pour le poste ? Peut-on obliger un salarié à suivre les recommandations d’une IA si lui n’y adhère pas ? Peut-on sanctionner un salarié si l’on estime qu’il utilise l’IA de manière impropre ? S’il se fait trop « remplacer » par l’IA ? Et quid du gain de productivité attendu lorsqu’on entend trois travailleurs sur quatre affirmer que les cadences augmentent avec l’intégration de l’IA à leur activité ? Peut-on l’imposer ?

Le management artificiel possiblement toxique

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a dernièrement alerté sur les risques du « management » par l’IA des livreurs de repas à domicile. Elle attribue les courses, évalue les prestations, et détermine les sanctions ! Les impacts sont apparemment nombreux en termes de stress, de troubles musculo-squelettiques, ou même d’accidents… Une organisation du travail à risque, qui pourrait être celle d’un humain trop peu scrupuleux. Mais le fait de déshumaniser est d’autant plus coupable et difficile à supporter.

Danger sur l’apprentissage et la transmission

Les juniors fraîchement intégrés à l’entreprise sont les plus susceptibles de voir leurs tâches, souvent simples et répétitives, automatisées par des IA. Or c’est un moyen pour eux d’acquérir un socle d’expérience, de profiter de la vision des experts, et de tout ce que le mentorat apporte en plus de la formation initiale. La transmission est aussi indispensable pour pérenniser l’entreprise et ses spécificités, comme pour tisser le lien social qui est sa force.

Qui voudrait s’en passer ?

On trouve des exemples criants dans les cabinets d’avocats, où les jeunes recrues ont à charge de constituer les bases des mises en demeure, des requêtes, à renforts de recherche de jurisprudences, de textes de loi, dont ils font la synthèse. Les chatbots le font aussi, avec une fiabilité souvent jugée supérieure.

« Un junior ne m’apporte plus rien aujourd’hui. Le travail de fourmi, plus personne ne veut le faire. Il faut former les jeunes aux prompts, mais il leur faut de l’expérience pour interpréter ce que dit la machine. » Concède une avocate du droit du travail.

Mais comment acquérir de l’expérience si on ne peut plus être junior ? Un joli cercle vicieux est enclenché.

L’IA, une nouvelle fracture sociale

Comme si les multiples travers potentiels ne suffisaient pas, on observe clairement que l’accès à l’IA n’est pas inclusif : 24 % des femmes ont des outils à disposition, contre 40 % des travailleurs. Les postes liés à l’IA sont occupés seulement à 26 % par des femmes en Europe, 22 % à l’échelle mondiale. Le jeunisme n’est pas en reste avec une génération Z qui bénéficient à 45 % d’une formation à l’IA contre 22 % des baby-boomers. L’éventuel manque de volonté des plus anciens ne peut à lui seul expliquer le fossé.

L’IA n’est responsable de rien, c’est une machine

On pourrait allonger sans fin la liste des effets potentiellement néfastes de l’IA, mais ce n’est pas cette dernière qui détermine cette liste, ce sont ceux qui s’en servent. Pour grossir le trait, on peut choisir de gagner en productivité en remplaçant l’humain par l’IA, ou préférer profiter de l’IA pour faire monter l’humain en compétences. Il n’y a aucun déterminisme.

Il existe aussi une évidence historique qu’il est nécessaire de rappeler régulièrement : aucune innovation technologique n’a jamais, sur le temps long, créer du chômage, et les pays les plus robotisés sont aussi ceux avec le taux d’emploi le plus élevé (Japon, Corée, Allemagne…).

… Et des raisons de se rassurer

Si les cassandres ont du grain à moudre, le positivisme a aussi des arguments : complémentarité, temps de déploiement, inertie de l’activité économique… Non, le grand remplacement n’est pas pour demain.

Tordre le cou aux préjugés

Les centres d’appels sont parmi les activités que l’on anticipe en grande réduction d’effectif dans un proche avenir, les chatbots gagnant toujours en efficacité. Pourtant, la société Konecta (Espagne) envisage une augmentation de 5 % de ses effectifs, bien qu’ayant déjà numérisé 50 % de ses interactions avec les clients. Elle se diversifie en fait dans les services de conseil, et prévoit une croissance en recrutant des profils techniques et plus empathiques…

Ou comment transformer un plan social annoncé en opportunité, en ayant la sagesse de miser sur une transformation progressive de son modèle.

Bonne nouvelle : il ne faut pas surestimer l’IA

Il ne s’agit pas là de déprécier l’extraordinaire outil, mais au contraire de considérer avec raison qu’il est un tel bouleversement que les réels effets vont se faire sentir sur le temps long, comme la mécanisation de l’agriculture ou l’électrification. Plus de deux ans après l’avènement de ChatGPT, et l’IA a commencé son œuvre bien avant, les seuls faits économiquement marquants sont les envolées de capitalisation boursière, et les chutes, les annonces d’investissement titanesques… Et non pas un chômage de masse ou une transformation radicale de l’activité. Le tracteur a été inventé au début du XXe siècle, 23 % des fermes américaines en possédaient en 1940. L’IA ira sans doute plus vite pour creuser ses sillons, mais bien malin qui pourra prédire à quel point.

L’IA pour se concentrer sur le stratégique

Ce constat d’une certaine lenteur, qui ne doit pas se traduire par de l’immobilisme, autorise une vision plutôt réconfortante alors que tout accélère sans cesse : restituer du temps de réflexion. En analysant, décortiquant, et proposant des conclusion, l’IA est une précieuse aide à la décision, pourvu qu’elle ne se trompe pas. On peut aussi s’inquiéter de voir le décisionnaire échapper à l’humain, mais tout dépend aussi de la nature des décisions. Là où l’organisation de l’entreprise impose une nuée de décisions purement opérationnelles, qui ralentissent parfois l’activité pour cause d’embouteillage, est-ce qu’un dirigeant ne pourrait pas voir en l’IA une aubaine pour se libérer du temps de réflexion, pour l’approfondir, et diriger son énergie cognitive vers le stratégique ?

« Ce n’est pas le temps qui nous manque, c’est nous qui lui manquons. » – Paul Claudel

La finance utilise depuis longtemps la décision automatisée avec le trading algorithmique (70 à 90 % du volume d’opérations). On a effectivement observé des failles, comme des flash-krachs, mais immédiatement corrigés. Un modèle à répliquer ?
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Le chiffre : 2 %

Selon une étude Infosys de l’automne dernier, c’est la faible proportion d’entreprises et organisations qui sont effectivement prêtes à la bonne adoption de l’IA dans les 5 domaines clefs : les ressources humaines, la stratégie, la gouvernance, la data et la technologie. 

Ces entreprises estiment que les gains de productivité seraient de 10 à 40 %. 

Inertie délétère, ou sage progressivité dans la transformation ?


S’organiser pour gérer l’incertitude

« le dialogue social doit commencer dès la mise en place de la stratégie de l’entreprise. Il n’existe pas de déterminisme technologique qui forcerait les entreprises à adopter l’IA et détruire des emplois. » – Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT

« Qui veut la paix prépare la guerre. » – Végèce, auteur romain, IVe – Ve siècle

Une jurisprudence déjà en place

En avril 2022, quelques mois avant le buzz ChatGPT, le tribunal de Pontoise a contraint la société ATOS International à consulter son CSE avant l’installation d’un logiciel sur les postes de ses salariés. En février dernier, le tribunal judiciaire de Nanterre a pris la même décision concernant un outil d’intelligence artificielle, et suspendu son déploiement jusqu’à la fin des consultations. La nouveauté n’empêche donc pas fatalement le droit du travail de s’imposer. Néanmoins, et comme exposé ci-avant dans le cas d’Onclusive, le droit est sujet à interprétation : selon le syndicat CFE-CGC il n’y a pas eu de consultation, ce que l’entreprise dément. Il semblerait qu’on lui ait donné raison.

AI Act et CS3D, protections européennes

L’AI Act adopté en 2024 classe les systèmes d’IA selon leur niveau de risque, le domaine des RH étant jugé à haut risque, notamment pour la surveillance des salariés et leur recrutement : la réglementation impose la transparence des algorithmes et une supervision humaine. De son côté et en complément, la directive CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – avril 2024), impose des obligations aux entreprises pour prévenir, atténuer et stopper les impacts négatifs de leurs activités sur les droits humains et sur l’environnement. Sur ce sujet, la France avait déjà la loi sur le devoir de vigilance depuis 2017. 

Il ne sera donc plus admis en Europe de déployer des systèmes d’IA sans rendre de comptes sur les conditions de travail des premiers concernés.

L’engagement des employeurs comme « assurance bonne volonté »

Capgemini, Orange, Microsoft France, Sopra Steria, KPMG France, IBM France… et 70 autres signatures se sont posées sur le “Pledge en faveur d’une IA digne de confiance dans le monde du travail”, lors du sommet de Paris de février. S’inscrivant dans le cadre des recommandations internationales (ONU, OCDE, G7), c’est un engagement des entreprises à garantir un développement et un usage éthique, inclusif et responsable de l’IA, avec six points clef :

  • Promouvoir le dialogue social
  • Investir dans le capital humain
  • Assurer la sécurité, la santé et la dignité au travail
  • Garantir la non-discrimination
  • Protéger la vie privée des travailleurs
  • Favoriser la productivité et l’inclusion

Des mécanismes de suivi et de mesure des actions seront mis en place, en collaboration avec les gouvernements et les organisations internationales. 

Le dialogue social comme « assurance bonne foi »

Toutes les règlementations et lois n’empêcheront pas les nécessaires transformations, ni ponctuellement leur radicalité si elle est justifiée et légale. Du moins tant que notre économie sera libérale. C’est là que le dialogue social prend toute son importance, comme sur tous les sujets du travail.

Concernant l’IA, ce dialogue est jugé très insuffisant pour le moment, entre autres par Luc Mathieu (secrétaire national de la CFDT), et il souffre aussi d’une asymétrie entre les employeurs et les employés ainsi que leurs représentants, ces derniers n’étant pas assez armés sur le sujet. Il est urgent de redresser cette barre, car c’est ce dialogue et sa fluidité qui permettront le développement de l’IA dans la sérénité et l’efficacité, en préservant l’emploi et en développant les compétences. Un regard historique sur la qualité du dialogue social en France autorise une certaine inquiétude sur la fluidité.

Et si on rêvait d’une révolution IA qui soit aussi celle de la concertation ?

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