Le data center, levier de réindustrialisation

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La réindustrialisation observée depuis quelques années montre des signes d’essoufflement : l’année 2024 affiche un solde positif de création industrielle ou d’extension significative de 89 ; il était de 201 en 2023. En parallèle, les implantations de data centers et les annonces d’investissements colossaux se multiplient, mais ils ne sont pas comptabilisés dans l’essor industriel. Un découplage du numérique et de l’industriel tout à fait révélateur, alors même qu’ils sont intriqués.


Une erreur historique à gommer

La désindustrialisation et le décrochage technologique de l’Europe, et de la France de manière plus aigüe encore, sont intimement liés, et ce phénomène multi-décennal est la responsabilité largement partagée des industriels et des politiques publiques. 

En 2001 le PDG d’Alcatel exposait son ambition de bâtir une entreprise « fabless » (sans usine), et on peut douter qu’il fût le seul à projeter cette vision. 

C’est aussi l’époque où les trésors publics (particulièrement allemands et britanniques) ont vendu les licences d’exploitation 3G pour des sommes sidérales, réduisant considérablement la capacité d’investissements des opérateurs, et du secteur. On pensait service, client, comme s’il n’était pas utile de se soucier du support matériel.

Découpler la Tech de l’industrie est une erreur historique, qui a coûté à l’Europe son leadership mondial en matière de télécommunications, Nokia avec ses mauvais choix en est le triste étendard.

Un levier de rattrapage à la fois immédiat et de long terme

Les efforts se multiplient, la French Tech connaît un certain succès, quelques licornes en attestent, mais notre écosystème industriel et numérique reste un lilliputien au regard des GAFAM et BATX (leurs « cousins » chinois), y compris en proportion.

Le développement des data centers constitue une nouvelle occasion de solidifier et développer le secteur, et elle diffère par la solidité de la promesse qu’elle véhicule. La demande mondiale d’électricité des centres de données va connaître une croissance annuelle de 16 % d’ici 2028, contre 12 % entre 2020 et 2023. Les réjouissantes et multiples annonces d’implantation ne sont pas une récente poussée de fièvre, mais une tendance qui a plusieurs décennies, et qui n’a aucun risque de s’inverser, portée par le développement de l’IA. Si ce dernier a des airs de bulle quand on observe les annonces de financement et la bourse, l’implantation de l’IA dans tous les rouages de la société est comparable à l’électrification. Entreprises, organisations et particuliers ont besoin de data centers autant que d’un raccordement au réseau RTE.

Une industrie stratégique et donc pérenne

Si le nombre de data centers n’est pas extensible à l’infini, le renouvellement technologique assurera la continuité du secteur. Mais au-delà de son intérêt économique, le principe d’abriter sur son territoire des data centers comporte un aspect de souveraineté et de contrôle. En ces temps où tout est imaginable de l’autre côté de l’Atlantique, projetons-nous un blocage de l’accès des données européennes hébergées aux USA… Si la souveraineté sur les données revient au propriétaire du data center, le fait pour un pays de l’accueillir sur son sol, de lui fournir énergie et réseau de communication, n’est pas anodin.

Le besoin de souveraineté, qui concerne aussi les entreprises, n’est pas près de devenir un souvenir de l’ancien temps. Le soutien des pouvoirs publics est donc durablement ancré dans la filière.

Un levier amplificateur

Le secteur représente 45 000 emplois, dont 28 000 directs, pour un chiffre d’affaires de 13 mrd€ en 2023. Le recrutement a progressé de 13 % cette année-là et on estime que ce nombre va évoluer entre 1000 et 2500 dans les années à venir, pour un total de 20 000 emplois supplémentaires d’ici 2030. Selon les capacités du site, l’hébergement des données emploie 30 à 100 personnes. On peut certes considérer que c’est peu d’emplois au m2, comme certaines municipalités qui rechignent à allouer du foncier pour si peu (d’électeurs). Mais ce sont des emplois à haute valeur ajoutée, avec un potentiel de ruissellement économique important.

Un moteur pour toute l’industrie

Outre le numérique qui équipe les data centers, différents secteurs d’activité sont directement impliqués par leur développement. L’énergie est au premier rang, et constitue éventuellement un facteur limitant : les GAFA investissent dans l’énergie nucléaire, et Microsoft va même prendre en main la remise en route de la centrale nucléaire de Three Mile Island.

Le secteur du bâtiment est de la partie, tout comme celui de ses équipements, avec pour le refroidissement de nombreux défis à relever pour améliorer les rendements, rien de tel pour stimuler une filière. Le volume extraordinaire de données en circulation que l’on peut anticiper implique de même une stimulation des industries de la communication et des réseaux comparable au développement de la fibre ou de la mobilité.

Le Data center est un client direct et massif pour la fabrication de semi-conducteurs, et pourrait encourager d’autres investissements d’envergure, comme celui de Globalfoundries et STMicroelectronics près de Grenoble. Par essaimage c’est une certaine souveraineté européenne sur le sujet qui pourrait être envisagée. Si cet horizon paraît utopique, c’est à minima un amplificateur de compétences et de capacités pour l’ensemble du secteur IT que nous procure cet essor du data center. Développer l’industrie numérique c’est développer l’industrie dans son ensemble, à l’image de l’automobile qui fait bien plus que s’électrifier : les dernières générations sont des ordinateurs roulants, en attendant de devenir des robots autonomes embarquant des humains.

Une industrie localement acceptable

L’impact environnemental du data center est à géométrie variable, selon le prisme d’observation et surtout son implantation. On peut, ou ne pas, prendre en considération le bilan carbone des semi-conducteurs. Mais si l’on ne considère que le site en lui-même, ses deux principaux impacts majeurs sont ses consommations d’énergie et d’eau (pour le refroidissement). Si la première est largement décarbonée en France, la seconde est destinée à devenir une denrée en tension, aucune région n’étant totalement à l’abri. Des technologies comme le « direct liquid cooling » avec son circuit fermé offrent déjà des rendements très améliorés, et les progrès ne font que débuter puisque le besoin d’économie est finalement récent.

Néanmoins, contrairement à la plupart des sites industriels, une fois installé le data center ne provoque pas de nuisances, d’autant qu’il est enfouissable. Ajoutons à cela l’obligation depuis 2024, pour les centres dépassant la puissance de 1 MW, de valoriser leur « chaleur fatale » en la distribuant sur un réseau ou autre solution… L’équation devient intéressante pour nombre de municipalités, et les projets d’implantation beaucoup moins exposés au phénomène NIMBY (not in my backyard) susceptible d’impacter toutes les industries, y compris du renouvelable ou du circulaire.



Le chiffre : entre 250 et 300


C’est l’estimation du nombre de data centers en France. Étonnamment il n’y a aucun chiffrage précis puisque les plus petits, qui sont généralement à l’usage d’une seule entreprise ou administration, ne sont pas déclarés pour des raisons de sécurité et confidentialité.


Plug baby plug : le potentiel français 

La région Île de France truste actuellement 30 % du marché, entre autres en raison de son grand nombre de friches industrielles, qui facilitent l’installation. Marseille est également bien placée en tant que hub mondial de câbles sous-marins de communication. Le Nord et l’Est sont aussi assez bien représentés, pour des raisons climatiques… Mais finalement de nombreuses régions présentent un potentiel intéressant et le maillage devrait rapidement correspondre à celui de la production d’électricité.

Globalement, le territoire national est attractif pour diverses raisons :

–      sa situation géographique, carrefour de l’Europe de l’Ouest, point d’arrivée de réseaux sous-marins

–      son énergie décarbonnée et bon marché

–      son secteur BTP puissant

–      une simplification administrative qui arase ce « point noir très français »

–      l’image de la French Tech assez positive

L’afflux d’investisseurs en est l’illustration, comme l’est leur variété. Les principaux sont évidemment américains, GAFA ou autres acteurs, mais se joignent aussi au bal les Émirats-Arabes-Unis, la Suède, le Canada…

Les Hauts-de-France se rêvent en « French AI valley »

Après les gigafactories de batteries, la Région poursuit sa reconversion industrielle et affiche l’ambition, soutenue par le gouvernement, de devenir la « vallée européenne de l’intelligence artificielle ». L’objectif est de créer le plus grand cluster d’infrastructures d’IA en Europe, avec une capacité électrique totale de 2 gigawatts. Les Hauts-de-France ont pour eux de regrouper le quart des sites identifiés par l’État pour accueillir des data centers clef en main. L’un des moteurs de cette ambition est canadien : Brookfield Asset Management qui annonce 10 milliards à investir sur le site E-Valley, près de Cambrai.

Un besoin de changer d’état d’esprit sur la Tech ?

La French Tech est certes vivace et encourageante, mais fait figure de niche en regard de ce qu’il se passe ailleurs, alors qu’elle devrait être une envie et un élan collectifs, un objectif mieux partagé politiquement au-delà du camp présidentiel. Outre un certain snobisme culturel, on peut sans doute déceler une forme de complexe, qui pousse à considérer que la technologie n’est pas le fort des européens ; USA, Japon et Chine nous en remontrent depuis maintenant bien longtemps. Rappelons à tous les défaitistes Airbus, Ariane (qui doit remonter la pente) ou la maîtrise de l’atome, et que le World Wide Web a été inventé au CERN, par un Britannique et un Belge !

Et d’ajouter comme motivation que la désindustrialisation a été le principal facteur de déstabilisation de la société, de la fragmentation du territoire et des populations, de l’accroissement des inégalités… avec les conséquences que l’on sait dans les urnes.

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