Mars 2001. L’effondrement des “dotcoms” frappe de plein fouet la planète finance. En quelques mois, des entreprises sans modèle viable mais valorisées à des milliards disparaissent des écrans radars. Pourtant, ce krach n’a pas sonné le glas d’Internet : il en a révélé le socle solide. Dix ans plus tard, les survivants – Amazon, Google, eBay – dominaient une économie mondialisée et numérique.
Vingt ans plus tard, l’histoire semble rejouer la même partition. L’intelligence artificielle est devenue le mantra d’une époque : levées de fonds à plusieurs milliards, valorisations records, GAFAM en guerre ouverte pour capter la “suprématie algorithmique”. Les annonces s’enchaînent à un rythme effréné : Nvidia dépasse les 4 000 milliards de capitalisation, OpenAI devient un acteur géopolitique autant qu’économique, et des startups européennes comme Mistral lèvent des centaines de millions en quelques mois.
Mais derrière ces chiffres spectaculaires se cache une question qui dérange : assistons-nous à l’émergence d’un socle technologique durable, ou à une surchauffe financière prête à se retourner ? La réponse n’est pas simple, car l’IA n’est pas un secteur monolithique. Là où Internet, en 2000, reposait sur une vague unique (le “web”), l’intelligence artificielle se déploie dans une mosaïque de marchés aux dynamiques très différentes. Certains segments affichent des fondamentaux solides, d’autres frôlent l’exubérance spéculative.
C’est cette complexité qui fait toute la spécificité du moment actuel : il ne s’agit pas de se demander “y a-t-il une bulle IA ?” mais plutôt “où se situent les bulles, et où s’enracinent les bases durables ?”, c’est en fait une mosaïque de bulles qui est inhérente dans une nouvelle industrie technologique dont les promesses semblent trop belles pour être vraies.

Une cartographie des bulles dans l’IA
Parler de “bulle de l’IA” au singulier est trompeur. Le secteur est trop diversifié pour être résumé à une exubérance uniforme. Certaines niches attirent une spéculation disproportionnée, tandis que d’autres s’appuient sur des fondamentaux tangibles. Décomposer ces dynamiques permet d’y voir plus clair :
- Les SaaS B2B propulsés par l’étiquette “IA”
Le segment du logiciel SaaS a toujours séduit les investisseurs, avec ses revenus récurrents et son potentiel de scalabilité. Mais depuis 2023, un grand nombre de startups B2B se revendiquent “IA natives” et affichent des valorisations extravagantes. Certaines entreprises, qui ne sont guère plus que des surcouches d’API GPT-4 intégrées dans des CRM ou des outils RH, atteignent des ratios Price-to-Sales supérieurs à 25 ou 30, là où la moyenne du Nasdaq tourne autour de 5 à 6. Cette inflation traduit moins une solidité économique qu’un branding opportuniste. Beaucoup de ces acteurs risquent un retour brutal à la réalité. - Les IA appliquées au e-commerce
Chatbots pour le support client, moteurs de recommandation, outils d’optimisation des paniers : l’IA appliquée au e-commerce attire de forts investissements. Ici, la bulle est plus contenue : les cas d’usage sont concrets, directement monétisables, et déjà intégrés dans les chaînes de valeur. Amazon, Shopify ou Alibaba montrent que les gains de conversion justifient l’IA. Néanmoins, certaines startups surfent sur l’euphorie en promettant des croissances impossibles. Le risque existe, mais reste plus mesuré. À noter qu’une convergence se dessine entre IA grand public et e-commerce : un LLM comme ChatGPT pourrait se transformer en interface transactionnelle, devenant lui-même une place de marché où l’expérience utilisateur et la monétisation se confondent. - Les IA “expertes” (santé, finance, industrie)
C’est probablement le segment le plus solide. L’IA médicale pour la détection de cancers, l’IA financière pour l’analyse de risque, ou l’IA industrielle pour l’optimisation énergétique s’appuient sur des besoins structurants. Les cycles d’adoption sont plus longs (régulation, certifications, intégration), mais les barrières à l’entrée sont fortes. Les valorisations y sont élevées, mais moins déconnectées des perspectives réelles. On parle ici d’un marché où la croissance s’aligne sur une utilité sociétale incontestable. - Les LLM et l’IA “grand public”
C’est le cœur incandescent de la spéculation. OpenAI, Anthropic, Mistral, Inflection et consorts attirent des milliards à un rythme inédit. Le modèle économique repose encore sur du “pay-per-query” ou des abonnements premium, mais les coûts d’infrastructure explosent. Les valorisations flirtent avec des multiples stratosphériques : certaines levées privées valorisent des acteurs à plus de 20 à 30 fois leurs revenus prévisionnels. Pour l’instant, l’adoption massive (plus de 700 millions d’utilisateurs pour ChatGPT) rassure les investisseurs. Mais le gap entre usage et rentabilité pourrait nourrir de fortes secousses. Et c’est ici que la jonction avec le e-commerce devient stratégique : si les LLM deviennent des plateformes de distribution (ex. recherche, comparaison, achat intégré), la frontière entre “IA pour tous” et “IA transactionnelle” pourrait s’effacer, créant un nouvel écosystème hybride. - Les infrastructures de l’IA (compute, data, énergie)
Souvent occultée dans les débats, l’infrastructure est pourtant la colonne vertébrale de l’économie de l’IA. GPU Nvidia, clouds hyperscale (AWS, Azure, Google Cloud), data centers, connectivité, mais aussi optimisation énergétique et souveraineté des données : ces couches conditionnent la viabilité du secteur. Ici, la bulle prend une autre forme : les coûts explosent (formation d’un modèle phare = centaines de millions de dollars) et la concentration autour de quelques fournisseurs crée des dépendances critiques. À long terme, l’arbitrage entre scalabilité, coûts énergétiques et régulation environnementale déterminera la soutenabilité de l’écosystème.

Nuancer l’emballement – des fondamentaux plus solides qu’en 2000
Comparer l’IA à la bulle Internet des années 2000 est tentant, mais le parallèle a ses limites. En 1999, des startups étaient valorisées à plusieurs milliards avec quelques milliers d’utilisateurs et aucun revenu tangible. Aujourd’hui, même si certaines valorisations paraissent excessives, l’IA repose sur une base d’adoption et de demande réelles, difficile à ignorer.
D’abord, l’usage massif est indéniable. ChatGPT revendique plus de 700 millions d’utilisateurs actifs mensuels en 2025, et les copilotes IA s’installent déjà dans des environnements professionnels clés : Microsoft 365, Salesforce, SAP, ou encore Notion. Là où la bulle Internet spéculait sur des promesses de trafic futur, l’IA s’inscrit déjà dans des workflows quotidiens, du mail à la logistique en passant par la finance.
Ensuite, les fondamentaux financiers des géants qui portent l’IA changent la donne. Microsoft, Google et Amazon affichent chacun entre 80 et 120 milliards de bénéfices annuels, ce qui leur offre une puissance d’investissement incomparable. Contrairement aux années 2000, où les acteurs dominants (Yahoo!, AOL) dépendaient du capital-risque, les GAFAM peuvent financer des projets déficitaires pendant des années sans menacer leur modèle global. Cela amortit le risque systémique.
Il faut aussi souligner que les cas d’usage de l’IA sont déjà monétisés dans des secteurs stratégiques : la santé (diagnostic médical, découverte de molécules), l’industrie (maintenance prédictive, efficacité énergétique), la cybersécurité, ou encore le e-commerce. Ces marchés sont solvables et légitiment des investissements lourds. On est loin des sites de livraison de croquettes pour animaux en 1999.
Enfin, certains indicateurs montrent une rationalité relative dans l’exubérance actuelle. Certes, Palantir ou Mistral affichent des multiples vertigineux, mais la plupart des leaders de l’IA (OpenAI, Anthropic) se situent autour de 20 à 30 fois leurs revenus annuels. C’est élevé, mais bien en deçà des 100x du Nasdaq en 2000. Nvidia, malgré un PER de 45x, justifie cette valorisation par une croissance de chiffre d’affaires de plus de 200 % et des marges nettes dépassant 55 %. Autrement dit, l’euphorie existe, mais elle repose sur une traction réelle.
En clair, le marché de l’IA est surchauffé, mais pas irrationnel de bout en bout. Là où la bulle Internet reposait sur un espoir abstrait d’un monde digital, l’IA s’appuie déjà sur des usages tangibles et un ancrage économique. La nuance est cruciale : on assiste peut-être à une phase d’excès, mais sur un socle beaucoup plus robuste.

Les entreprises face à la tentation de la dépense rapide
L’autre facette de l’engouement pour l’IA ne se lit pas seulement dans les marchés financiers, mais aussi dans les directions d’entreprise. Aujourd’hui, beaucoup d’organisations investissent dans l’IA comme on remplit un caddie en vitesse : licences d’outils, projets pilotes, contrats avec des cabinets spécialisés… souvent sans vision stratégique claire. Cette dynamique tient moins d’une transformation réfléchie que d’une FOMO ( Fear of Missing Out) – une kleptomanie technologique où “faire de l’IA” devient un objectif en soi.
Le problème, c’est que cette logique court-termiste masque l’essentiel : quelle place l’IA doit-elle réellement occuper dans le modèle économique et dans la chaîne de valeur d’une entreprise ? Trop souvent, les projets sont cantonnés à la DSI ou à des expérimentations isolées, alors que l’enjeu dépasse largement la technique. Il ne s’agit pas d’acheter un plugin “IA” mais de repenser les processus métiers, la gouvernance des données, et même la culture interne.
Ce décalage crée un risque tangible : à force d’empiler des solutions disparates, les entreprises s’exposent à un patchwork inefficace, sans cohérence, ni retour sur investissement mesurable. L’illusion d’avoir “coché la case IA” pourrait dissimuler un retard stratégique profond – et paradoxalement fragiliser ceux qui auront trop dépensé trop vite.
La correction à venir ne prendra sans doute pas la forme d’un effondrement brutal, mais plutôt d’une sélection par la stratégie. Les organisations qui en sortiront gagnantes ne seront pas celles qui auront signé le plus de contrats ou multiplié les pilotes, mais celles qui auront su poser dès maintenant les bases d’une feuille de route robuste : identifier les cas d’usage prioritaires, aligner l’IA sur la vision métier, et instaurer une gouvernance capable de suivre les gains réels.
En somme, la véritable fracture à venir ne se jouera pas seulement entre les startups d’IA qui survivent ou non, mais aussi entre les entreprises utilisatrices qui auront su intégrer l’IA dans une logique structurée et celles qui se contenteront d’achats défensifs. Dans ce jeu, la maturité stratégique pèsera bien plus que la vitesse de dépense.
Conclusion : une technologie trop utile pour disparaître
Si l’enthousiasme actuel autour de l’IA ressemble parfois à une exubérance spéculative, il serait naïf de réduire cette révolution à une bulle vouée à éclater. Contrairement aux « dotcoms » d’hier, l’intelligence artificielle a déjà infiltré des secteurs clés : la recherche médicale, la finance, la logistique, l’éducation. Des gains de productivité tangibles apparaissent : réduction du temps consacré aux tâches administratives, optimisation des chaînes d’approvisionnement, amélioration de la prise de décision stratégique. Autrement dit, l’IA ne se limite pas à une promesse : elle crée déjà de la valeur concrète.
Le scénario le plus réaliste n’est donc pas celui d’une disparition brutale du secteur, mais celui d’un tri sélectif. Des startups surévaluées, aux modèles économiques fragiles, disparaîtront. Des valorisations extravagantes seront corrigées. Mais les acteurs solides, ceux capables de démontrer une utilité réelle et un alignement avec les besoins métiers, sortiront renforcés. Ce mouvement de consolidation, loin de signifier un échec, marquera plutôt le passage de l’IA à l’âge adulte : moins de promesses marketing, plus de preuves tangibles.
Dans ce contexte, les entreprises clientes ont un rôle décisif à jouer. L’avenir ne se jouera pas à qui achètera le plus vite un copilote ou signera le plus gros contrat avec un cabinet IA, mais à qui saura bâtir une stratégie cohérente et durable. Les cabinets spécialisés, souvent accusés d’opportunisme, devront eux aussi se transformer : passer de la vente de solutions “clés en main” à l’accompagnement stratégique, pour aider les organisations à intégrer l’IA dans la durée, et non dans la précipitation.
En définitive, la question n’est pas de savoir si l’IA survivra : elle survivra, parce qu’elle est déjà indispensable. La vraie interrogation est qui survivra avec elle : quelles startups parviendront à franchir le cap de la rentabilité ? Quels géants consolideront leur domination ? Quelles entreprises clientes réussiront à transformer l’IA en levier stratégique plutôt qu’en gadget défensif ? Les secousses à venir seront réelles, mais elles feront partie d’un processus de maturation. L’IA restera ; peut-être moins spectaculaire dans ses annonces, mais plus centrale que jamais dans la création de valeur économique et sociale.