Future of Work #1 – Le travail et l’expérience à l’heure de l’IA : Vers une Jobcalypse ? 

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Temps de lecture : 7 minutes

Les jeunes diplômés de 2025 entrent sur un marché du travail en net repli. En France, les offres destinées aux primo-accédants ont chuté de près de 25 % en deux ans, un décrochage brutal qui bouleverse les trajectoires attendues. Derrière ce chiffre se dessine une inquiétude croissante : comment amorcer une carrière quand le premier palier d’entrée se dérobe ?

Cette contraction ne frappe pas qu’un secteur isolé mais l’ensemble du paysage, des cabinets de conseil aux industries technologiques, en passant par les services financiers. Elle alerte autant les étudiants et leurs familles que les universités et les recruteurs. Car si l’intelligence artificielle alimente une part des inquiétudes, elle n’explique pas tout : instabilité économique, contexte géopolitique incertain et recomposition des besoins des entreprises viennent aussi refermer la porte à une génération qui arrive pourtant avec des compétences inédites.

L’IA est devenue le bouc émissaire idéal. Certes, elle bouleverse des pans entiers d’activités, des cabinets d’avocats où la recherche documentaire est désormais confiée aux modèles génératifs, aux cabinets de conseil qui automatisent une partie des analyses junior. Mais la contraction des opportunités dépasse largement la seule question technologique. Aux États-Unis, le resserrement des conditions du visa H-1B, combiné aux incertitudes de la politique volatile de Donald Trump, refroidit l’embauche internationale. En Europe, la France illustre une autre facette de la crise : entre ajustements budgétaires et tensions gouvernementales, le soutien aux programmes d’intégration des jeunes talents reste fragile. Ajoutons à cela une économie mondiale fébrile, des cycles d’investissement hésitants dans les secteurs stratégiques, et le paysage devient encore plus contrasté.

Ce constat chiffré ouvre une série de questions pressantes : comment des promotions entières pourront-elles acquérir une expérience formatrice si les tâches d’entrée – celles qui constituaient autrefois un passage obligé vers l’expertise – sont absorbées par des machines ? Que devient un jeune avocat privé de ses nuits blanches passées sur des contrats volumineux, ou un analyste financier qui ne manipule plus jamais la donnée brute mais uniquement des synthèses automatisées ? La question n’est pas seulement économique : c’est le modèle même de transmission du savoir-faire en entreprise qui vacille et à terme c’est la perennité même de l’entreprise qui est menacée. 

L’IA, la cause ou le miroir grossissant d’une crise plus large ?

Il serait néanmoins trop facile de faire de l’intelligence artificielle la grande responsable de la contraction du marché de l’emploi des jeunes diplômés. Si elle cristallise les peurs et alimente les débats, la réalité est plus nuancée : l’IA agit moins comme un déclencheur que comme un révélateur de fragilités déjà existantes.

L’instabilité politique pèse lourd dans cette équation. Aux États-Unis, les restrictions sur les visas H-1B limitent l’accès au marché pour des milliers de jeunes diplômés étrangers. L’éventualité d’un retour de Donald Trump accentue cette incertitude, nourrissant une prudence accrue des entreprises en matière de recrutement international. En Europe, la situation n’est guère plus rassurante. En France, les ajustements budgétaires successifs témoignent d’un État contraint, qui peine à soutenir durablement les dispositifs d’insertion professionnelle des jeunes. Dans un tel contexte, la génération 2025 se retrouve confrontée à un environnement mouvant, où les portes d’entrée se referment avant même qu’elles n’aient pu s’ouvrir.

S’ajoute une économie mondiale fébrile. La croissance se tasse, les cycles d’investissement s’allongent et certains secteurs stratégiques (énergie, technologie, finance) font preuve d’une frilosité marquée. Les entreprises privilégient les profils confirmés capables d’apporter une valeur immédiate plutôt que d’investir dans des jeunes talents à former. Autrement dit, ce qui se joue aujourd’hui dépasse la simple révolution technologique : il s’agit d’une recomposition globale des priorités économiques et politiques.

Dans ce paysage, l’IA apparaît comme un catalyseur, parfois même comme un bouc émissaire. Mais réduire la crise actuelle à l’automatisation reviendrait à ignorer les autres forces qui sculptent le marché du travail. La vérité est que les jeunes diplômés subissent de plein fouet une triple contrainte : économique, politique et technologique. Et c’est précisément cette combinaison qui rend leur entrée sur le marché plus complexe que jamais.

L’IA, une menace ou une invitation à repenser l’expérience professionnelle ?

Si l’intelligence artificielle ne peut être tenue pour unique responsable de la contraction du marché de l’emploi, elle soulève néanmoins une question décisive : quel rôle reste-t-il au premier emploi quand les tâches d’entrée sont absorbées par des algorithmes ?

Historiquement, les jeunes diplômés passaient par une phase d’apprentissage intensif, souvent fastidieuse mais indispensable. Les nuits blanches des avocats sur des contrats volumineux, les semaines passées par les analystes financiers à manipuler de la donnée brute ou encore les heures de recherche documentaire confiées aux consultants juniors constituaient autant d’expériences initiatiques. Ces tâches, parfois perçues comme ingrates, étaient en réalité des moments fondateurs : elles forgeaient des réflexes, affûtaient l’esprit critique et construisaient un socle d’expertise.

Avec l’essor des modèles génératifs et des outils d’automatisation, cette étape se trouve radicalement transformée. Un assistant conversationnel peut désormais résumer en quelques secondes des centaines de pages juridiques, un copilote financier générer des modèles de projection, et un outil de conseil automatisé produire une première trame d’analyse. Même lorsque les juniors restent responsables du livrable final, la manière dont ils travaillent a changé : l’essentiel du raisonnement est déjà pris en charge par la machine. Ce phénomène de « cognitive offload » interroge en profondeur : comment développer sa propre matière grise lorsque les bases du raisonnement sont externalisées vers l’IA ?

Les inquiétudes ne sont pas théoriques. Privés de ces tâches formatrices, les jeunes risquent de se retrouver piégés dans une impasse : armés de diplômes solides mais dépourvus d’expérience concrète, ils peinent à franchir le seuil de l’expertise. Le risque n’est pas seulement individuel : en privant les nouvelles générations de ces étapes d’apprentissage, c’est la relève des entreprises qui s’en trouve fragilisée.

Enjeux à moyen terme : une remise en question du modèle de transmission des compétences

Ce qui se joue dépasse donc la conjoncture économique : l’automatisation et l’IA remettent en cause le modèle même de construction professionnelle et de transmission du savoir-faire.

Le premier constat est celui de la disparition progressive des tâches pédagogiques. Pendant des décennies, elles constituaient la passerelle entre la théorie académique et la pratique opérationnelle. Désormais, largement automatisées, elles perdent leur valeur formative. Les jeunes diplômés démarrent leur carrière avec un déficit d’expérience, ce qui ralentit leur montée en compétences et fragilise la cohérence de leurs parcours. La question devient centrale : comment acquérir de l’expérience quand les situations d’apprentissage disparaissent ?

Cette évolution touche au cœur du modèle de transmission. Le tutorat, le compagnonnage et les missions d’entrée, qui assuraient historiquement le transfert des savoir-faire, sont affaiblis. Dans les cabinets d’avocats, les volumineux contrats ne passent plus entre les mains des juniors ; en finance, l’analyse brute de données est remplacée par des synthèses automatiques ; dans le conseil, les premières étapes de diagnostic sont produites par des systèmes génératifs. Les conséquences sont tangibles : perte d’expertise fine dans certains métiers, difficulté à développer des experts internes et, in fine, risque d’érosion de la compétitivité des organisations.

À cela s’ajoute un impératif de réinvention des formations. Le décalage entre les compétences enseignées et les besoins réels du marché s’accroît à mesure que les technologies progressent. Les cursus doivent intégrer non seulement la maîtrise des outils d’IA et des compétences numériques, mais aussi une pédagogie repensée pour préserver la dimension pratique de l’apprentissage. Cela implique davantage de partenariats entre universités et entreprises, de stages encadrés, et de projets concrets permettant d’expérimenter la complexité réelle du travail.

Enfin, c’est la place même des jeunes qui est redessinée dans un marché du travail de plus en plus exigeant. Face à des pressions économiques et technologiques croissantes, les entreprises privilégient des profils confirmés capables de générer une valeur immédiate. Les jeunes diplômés se retrouvent relégués au second plan, avec pour corollaire un risque accru de chômage, de précarité ou de décrochage professionnel. À terme, cela pourrait donner naissance à une génération dotée de moins d’expérience pratique et d’un capital professionnel affaibli, au détriment non seulement des individus mais aussi des organisations qui peinent à préparer leur avenir.

En résumé, l’IA n’abolit pas le travail post-diplôme, mais elle oblige à le repenser en profondeur. Elle ne constitue pas seulement une menace : elle impose de réinventer le modèle de transmission des compétences et d’intégration des jeunes talents. Faute de quoi, c’est la pérennité même des entreprises qui pourrait être compromise.

Conclusion : Une génération face au tournant

Le diagnostic est clair : la contraction de l’emploi des jeunes diplômés ne peut être imputée uniquement à l’IA. Elle résulte d’une conjonction de facteurs économiques, politiques et technologiques qui redessinent en profondeur les conditions d’entrée sur le marché du travail. Mais si l’intelligence artificielle n’est pas la cause unique, elle en est bien l’accélérateur le plus visible, celui qui force entreprises, universités et candidats à repenser leurs modèles.

L’enjeu central dépasse la question du recrutement : il touche à la transmission du savoir-faire. Si les tâches répétitives, jadis formatrices, disparaissent, le risque est de voir une génération entière privée des apprentissages fondamentaux qui préparent aux responsabilités de demain. Ce goulet d’étranglement menace, à terme, non seulement les carrières individuelles, mais aussi la capacité des entreprises à se renouveler.

La voie à suivre est donc double. Pour les jeunes diplômés, il s’agit d’embrasser un marché où la curiosité, l’adaptabilité et la maîtrise des technologies deviennent des atouts déterminants. Pour les organisations, le défi est de construire des parcours où l’IA ne supprime pas l’expérience, mais l’enrichit. Ce n’est pas seulement une question d’équité générationnelle : c’est une condition de survie économique et stratégique.

Car une chose est certaine : les talents de demain ne disparaîtront pas. Ils iront là où ils trouveront un terrain fertile pour apprendre, croître et créer de la valeur. La véritable question est donc moins de savoir si l’IA ferme des portes que de se demander qui saura les rouvrir et qui restera derrière.

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