Pourquoi l’IA pose la question de la souveraineté ?

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La course à l’IA n’est pas sans rappeler les années 60 et la compétition acharnée que se livraient USA et URSS pour la conquête de l’espace, avec un casting partiellement modifié. L’enjeu est tel que les États s’affichent en soutien et régulateurs de ce qui reste structurellement une « activité privée », mais son intrication avec l’ensemble des activités humaines la mêle à la notion de souveraineté, tout comme l’énergie.


La nécessaire souveraineté technologique 

Les USA dominent le software, jusqu’à quand ?

Partis plus tôt et avec des moyens à l’échelle de la Silicon Valley, les États-Unis imposent une domination à l’image des GAFAM, mais le monde de l’IA a la particularité d’être très imprévisible, et la surprise est arrivée récemment de Chine. Deepseek a bousculé l’ordre établi en proposant un LLM très performant, développé à moindre frais (on se méfie de la sincérité des chiffres, mais ils sont très certainement loin derrière les investissements américains), et moins gourmand en données et énergie. Au début du mois de mars, l’Empire du milieu réitérait le buzz avec son agent d’IA « Manus » qui a fait forte impression en Chine comme dans la Silicon Valley. Des succès suivis d’une annonce du pouvoir chinois : l’IA est élevée au statut de priorité nationale.

Bousculés mais pas non plus déstabilisés… Les Américains conservent une belle avance en ce qui concerne les LLM, mais tout ne se joue pas dans cette cour : les SLM (Small Language Model) déployés sur mesure dans les entreprises sont non seulement plus abordables dans leur développement, mais c’est aussi là que se situent sans doute les ressources économiques à venir, le grand public étant habitué à l’Internet gratuit.

C’est dans ce domaine que Mistral déploie toute son efficacité, là où l’acteur peine à rivaliser avec les LLM « Majors ». C’est aussi cette cour du SLM que compte investir l’Inde pour rattraper son retard sur le sujet et faire face à la déferlante locale de Deepseek. Avec ses cohortes de développeurs (plus de 5,2 millions, en croissance de plus de 39 % en 2024, contre 4,4 millions aux USA), le challenger pourrait bien générer quelques ondes sismiques à son tour.

Pour le hardware non plus, l’hégémonie n’est pas éternelle

+ 1000 % en deux ans, on a rarement assisté à un boom de capitalisation boursière aussi spectaculaire que celui de Nvidia entre 2022 et 2024. Le signe d’un règne sans partage de ses puces dédiées à l’IA, mais qui va être confronté à des vents contraires.  

La concurrence progresse significativement, et notamment la Chine qui cherche à tout prix à acquérir son indépendance en termes de semi-conducteurs : Huawei a ainsi annoncé avoir doublé le rendement de ses puces, et l’ascension va se poursuivre. D’autre part, les restrictions qu’ont voulu exercer les USA sur la vente de puces Nvidia à la Tech chinoise sont précisément ce qui a poussé à axer le développement du R1 de Deepseek sur la frugalité, et donc des puces plus simples. 

À ces tendances convergentes il faut ajouter la volonté récemment affichée du Japon de retrouver sa place historique dans la production de semi-conducteurs, avant le déclin amorcé dans les années 80. 31 milliards d’euros seront investis dans ce qui sera une des usines les plus coûteuses du monde, avec l’ambition de produire les puces les plus performantes du marché. Certains sont sceptiques… À suivre.

Il faut enfin tenir compte du développement de l’IA embarquée, qui s’appuie sur les ordinateurs de chacun, vue comme un moyen de limiter les datas centers, gouffres financiers et énergétiques. 

Data centers et énergie distribuent d’autres cartes

Pour faire face à la croissance exponentielle de la consommation d’électricité des data-centers, les géants de la Tech comptent amplifier leur autonomie énergétique en investissant dans le nucléaire, n’hésitant pas à relancer la tristement célèbre centrale de Three Miles Island concernant Microsoft. Une vision de long terme qui risque cependant d’être prise de court par le développement fulgurant de l’IA.

« Plug baby plug », a lancé le Président Macron, hissant bien haut l’étendard de l’électricité française nucléaire et décarbonée. À l’image de l’ambitieux projet de data center situé à Mougins, au-dessus de Cannes, et porté par une start-up suédoise, l’hexagone s’engage dans son plan stratégique de développement à mettre à disposition 35 sites clef en main pour installer ces infrastructures. Avec un accès garanti à l’électricité et la promesse d’accélérer les processus décisionnels et règlementaires à la façon du chantier de Notre-Dame, le « French plan IA » joue les séducteurs.

Une envie politique d’imposer sa vision

La compétition internationale autour de l’IA dépasse le statut de guerre économique, et même les économies les plus libérales font tenir l’étendard par les forces publiques. Pour défendre sa souveraineté, chacun a sa technique, qui lui ressemble.

Le « brutalisme » américain

Le terme est architectural, mais la vision des USA martelée par J.D. Vance au sommet de l’IA parisien ressemble tout à fait aux bâtiments qu’a générés le brutalisme : sévères, efficaces, avec le béton comme réponse à tout.

Ne jurant que par l’absence de régulation et les investissements massifs pour garantir l’innovation, le Vice-président a rappelé la volonté américaine de maintenir sa suprématie sur le sujet IA. Compte tenu des orientations de l’administration Trump dans les domaines commerciaux et géopolitiques, la remise en question sans vergogne du droit international, on peut s’attendre non seulement à une politique techno-commerciale agressive, mais aussi à des actions de type « guerrières » comme le blocage d’utilisation, ou d’accès à des données si elles sont situées sur le territoire américain.

La Chine se rêve Empire du milieu de l’IA

Il faut regarder au-delà du décalage entre Deepseek et ChatGPT, et surtout le regarder depuis là-bas : en Chine, d’autres IA que les occidentales se déploient avec succès, et la technologie est présente dans les rouages de la société depuis quelques années déjà. Elle sert avec efficacité la verticalité et le contrôle total du Parti sur la population et les activités.

Avec autour d’eux la moitié de la population mondiale, et en matière d’IA, le volume compte, les Chinois comptent bien rééquilibrer la balance, en développant aussi leur indépendance en matière de semi-conducteurs : outre le développement de leur propre industrie, l’autre levier de progrès se situe à 130 km des côtes. Taïwan a plus que jamais des raisons de s’inquiéter.

Les européens angélistes ou plus malins ?

On ne se refait pas…

Il est vrai que les premières préoccupations des européens ont été de protéger la population et ses données des dérives potentielles de la technologie. Mais entre le Far-west dérégulé et le contrôle total neo-maoiste, la recherche d’une troisième voie de l’Europe n’est pas la plus stupide des stratégies pour se mettre à l’abri de quatre risques majeurs qui guettent l’IA.

  • Le risque d’un déluge de documents générés par l’IA, et leur fatale baisse de qualité et créativité. 
  • Le risque de la désinformation amplifiée par l’IA, des fake news dont la quantité peut submerger l’information qualitative et générer une post-vérité qui devient vérité. 
  • Le risque d’une bulle financière et des retours sur investissement qui n’arrivent pas faute de confiance et d’utilisation. 
  • Un risque écologique induit par l’extraordinaire gloutonnerie énergétique des LLM, que seule une régulation en faveur d’une électricité décarbonée peut éviter. 

Et cette stratégie que certains qualifieraient de frileuse n’empêche pas les investissements massifs… Qu’entend-on par souveraineté quand il s’agit d’IA ? Peut-elle se définir par les frontières, alors que le Web dont elle se nourrit n’en a pas ? Plutôt qu’une souveraineté de frontières, n’est-il pas plus lucide de rechercher une souveraineté fondée sur les usagers, sur leur adhésion. Alors que le sujet inquiète les puissants comme les plus humbles travailleurs, l’IA la plus souveraine sera peut-être celle qui aura su générer de la confiance.


Le chiffre : 1 400 %…de croissance

C’est la croissance attendue du marché de l’IA à l’échelle de la planète pour les 7 prochaines années, de 136 à 1810 mrd $.  

(GrandViewResearch)

Au vu des investissements annoncés, c’est souhaitable pour le ROI.



L’IA de confiance peut-elle gagner ?

Sans confiance, pas de business

Osons rappeler cette évidence : on ne signe rien avec un fournisseur trop bon marché pour être crédible, ou un client aux revenus douteux. Normalement. 

Toute activité a besoin d’un environnement solide, transparent et prévisible : bancaires, énergétiques, règlementaires… De par sa transversalité, l’IA est la plus exigeante des industries à l’égard des structures qui fondent l’économie.

De même qu’on ne monte pas dans un avion qui multiplie les crashs, on ne confie pas ses données et leur traitement à un système qui n’est pas réputé fiable sur tous les plans, et on est peu enclin à investir dedans. 

Pour ne pas avoir voulu réguler en amont, Hollywood a connu la plus longue et plus coûteuse grève de son histoire (148 jours, 6 mrd$). Pourquoi les autres activités réagiraient-elles différemment des « saltimbanques », quand seront mises en lumières des défaillances dans la fiabilité et la robustesse de l’environnement d’une IA ?

Lire la newsletter «L’IA générative : Menace sur les droits d’auteurs…Et la créativité ?»

Les USA cumulent actuellement dérégulation, mainmise de l’État sur les données officielles (pour effacer celles qui gênent), utilisation des données personnelles et des travaux soumis au droit d’auteur sans autorisation… N’y a-t-il que pour un angéliste européen que c’est un repoussoir ? Les GAFAs ont fait allégeance. Jusqu’à quand ?

De l’autre côté, le modèle chinois… est-il besoin de développer ?

Bâtir un écosystème 

Après la création d’un Institut national pour l’évaluation et la sécurité de l’intelligence artificielle (INESIA), voici l’annonce bienvenue de l’établissement à Paris d’un Centre européen pour l’excellence en intelligence artificielle (CAIE), en partenariat avec VivaTech. Il fait partie du réseau mondial des centres pour la quatrième révolution industrielle (C4IR) du Forum économique mondial (WEF), mais se distingue des autres par son association avec une entité privée.

Une volonté proactive devrait animer ce lieu de collaboration pour les entreprises, chercheurs, et décideurs politiques. Des échanges de visions et de savoirs entre grands groupes et start-ups, entrepreneurs et investisseurs, avec l’optique de développer des projets d’IA bénéfiques pour la société, tout en scrutant les risques associés à cette technologie pour les éviter.

En façonnant cet environnement qui stimule la confiance par la régulation, l’échange et la collaboration, l’Europe et son angélisme font donc le choix de la confiance, entre les acteurs de l’IA, confiance des usagers, entreprises et grand public.

De l’éthique, du partage et de l’énergie propre pour faire la différence, la France ferait-elle une sorte de remake de « … on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » ?

Ça n’a pas si mal fonctionné.

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